ETAT DES LIEUX DE LA LEGISLATION ET DE LA JURISPRUDENCE FRANÇAISES EN MATIERE DE DIFFAMATION ENVERS LES DEFUNTS
Préambule :
Cette étude a pour but de faire un état des lieux de la législation française en matière de diffamation envers les défunts, pour apporter un éclairage sur ce que permet le droit français, dans la pratique.
D’emblée, il convient d’indiquer que cette question de la mise en œuvre de l’action en diffamation post-mortem n’est pas clairement tranchée en droit français et qu’elle est soumise à des conditions juridiques très strictes ainsi qu’à une application jurisprudentielle fluctuante, ce qui fait d’elle une action particulièrement difficile à intenter.
En conséquence, il est évident que pour être en mesure d’appréhender au mieux la question posée et ses subtilités, il est nécessaire d’être coutumier du système juridique romano-civiliste et plus encore des spécificités françaises, notamment au regard des modalités du choix possible entre responsabilité civile –fondée sur une faute civile délictuelle- et responsabilité pénale –fondée sur un délit de presse-, dont les principes directeurs et les garanties procédurales sont différents.
En effet, en droit français, il est possible d’engager la responsabilité pénale ou la responsabilité civile de l’auteur de propos considérés comme diffamatoires :
- Sur le fondement de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui consacre le délit de diffamation ou injures dirigées contre la mémoire des morts : Sa nature pénale la rend très protectrice de la liberté d’expression et restreint l’action des victimes. Ses éléments constitutifs sont interprétés de façon restrictive par la jurisprudence, outre sa (courte) prescription dérogatoire de trois mois qui constitue le premier filtre à cette action. Toutefois, il convient de relever qu’il existe un droit de réponse (article 13 de la loi de 1881), qui permet à toute personne mise en cause publiquement de riposter face aux propos tenus concernant son proche défunt et qui sont susceptibles de porter atteinte à son honneur ou à sa réputation. Ainsi, à défaut de pouvoir réunir les conditions nécessaires à la recevabilité de leur action sur le terrain de la diffamation contre la mémoire des morts, les héritiers peuvent, tout au moins, faire valoir leur vérité.
- Sur le fondement de l’article 1240 du code civil qui consacre la responsabilité civile délictuelle : Trois éléments doivent être réunis, il s’agit de prouver l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité. A la lecture de ce qui précède, sa mise en œuvre pourrait sembler extrêmement simple. Cela étant, la Cour de cassation, garde-fou en la matière, interprète très restrictivement et strictement la notion de faute et exige désormais qu’elle soit clairement distincte de la diffamation envers les défunts prévue à l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881- ce qui rend en pratique a démonstration peu aisée et réduit ipso facto les actions des défunts sur ce terrain.
Il convient de souligner que ces deux actions ne sont pas subsidiaires, le requérant devra cibler de façon claire le fondement sur lequel il souhaite engager la responsabilité de l’auteur présumé, sachant que si les propos entrent dans le cadre légal des éléments constitutifs du délit de diffamation, il ne pourra pas opter pour une action fondée sur une faute délictuelle pour échapper aux conditions restrictives de mise en œuvre et aux garanties procédurales offertes aux prévenus par la loi de 1881.
De manière générale, l’on constate que les héritiers se trouvent bien souvent particulièrement démunis face aux voies de recours possibles lorsqu’un proche défunt fait l’objet d’une diffamation. Les garanties procédurales de la loi du 29 juillet 1881 les privant ainsi de toute action, alors même qu’il existe une atteinte à l’honneur et à la considération de la personne du défunt.
Pour comprendre l’esprit du régime (qui n’est pas sans lien avec le contexte historique dans lequel il a été promulgué), il faut garder en tête que la diffamation post-mortem est régie par la loi sur la liberté de la presse de 1881, très en faveur et protectrice de la liberté d’expression.
La France, en raison de son histoire et de son approche protectrice concernant les libertés face aux risques de censure, s’est toujours montrée très favorable à la protection de la liberté d’expression. Ainsi, elle la préserve des restrictions qui lui sembleraient trop radicales.
Car la question posée plus généralement est en réalité celle, fondamentale, de la protection du droit au respect de sa dignité face à celle, plus générale, de la protection de la liberté d’expression, très protégée voire sanctuarisée en France. En d’autres termes, se pose la question du cadre légal des libertés et responsabilités des auteurs de propos.
Ce qui nous amène finalement à nous demander si la diffamation post-mortem ne serait pas tolérée au nom de la liberté d’expression.
Introduction
Où placer le curseur entre liberté d’expression et droit au respect de la dignité humaine ?
La diffamation envers les personnes défuntes pose très clairement cette question en ces termes.
L’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 consacre le délit de diffamation, qui nécessite la réunion de trois éléments :
- Une atteinte ou imputation d’un fait précis,
- Une atteinte à l’honneur ou à la considération,
- La mise en cause d’une personne déterminée ou tout au moins, déterminable.
Or l’action en diffamation, telle que prévue par l’article 29 précité, est personnelle et donc intransmissible. Les héritiers ne peuvent donc pas se fonder sur cet article dans le cas où des propos diffamatoires auraient été émis à l’encontre d’un proche défunt.
C’est la raison pour laquelle l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 est venu permettre aux héritiers d’exercer un recours en cas de diffamation et injures envers la mémoire des morts.
Toutefois, les éléments constitutifs de ce délit sont difficiles à réunir et ne permettent pas aux défunts d’obtenir réparation s’ils n’ont pas été directement mis en cause.
C’est la raison pour laquelle les héritiers se sont tournés vers le juge civil, en agissant sur différents fondements juridiques tels que la protection de la vie privée[1] ou la présomption d’innocence[2]. Néanmoins, l’action en responsabilité civile délictuelle[3] demeurait le fondement privilégié, le fait générateur paraissant suffisamment large pour couvrir un grand nombre de situations.
A tel point que, pendant un temps, l’action en responsabilité civile délictuelle était considérée comme subsidiaire à l’action en diffamation envers la mémoire des morts, et cela tant par la doctrine que par la jurisprudence.
En effet, à l’origine, l’article 34 de la loi de 1881 ne devait pas exclure les actions fondées sur l’article 1240 (ancien article 1382) du code civil[4]. Le Professeur Patrick Auvret soulignait ainsi qu’« en l’absence de l’un des éléments du délit de l’article 34 de la loi de 1881, il reste place pour une responsabilité fondée sur l’article 1382 du code civil. Comme pour les autres aspects de la liberté de la presse, l’article 1382 ne saurait être limité dans sa portée générale ».[5]
Toutefois, la jurisprudence a beaucoup fluctué en la matière et a exclu progressivement — et de manière générale — la responsabilité de droit commun pour sanctionner les infractions de presse.
Après avoir étudié les éléments constitutifs du délit de diffamation envers la mémoire des morts sur le fondement de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 (I) nous nous concentrerons sur l’action en responsabilité civile délictuelle sur le fondement de l’article 1240 du code civil (II).
I. Cadre légal du délit de diffamation envers la mémoire des morts
L’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dispose :
« Les articles 31, 32 et 33 ne seront applicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans le cas où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants.
Que les auteurs des diffamations ou injures aient eu ou non l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants, ceux-ci pourront user, dans les deux cas, du droit de réponse prévu par l’article 13. »
Bien que l’action en diffamation envers la mémoire des morts s’avère délicate à mettre en œuvre (A), les héritiers disposent toujours d’un droit de réponse afin de faire entendre leur vérité face à des propos qu’ils considèrent diffamatoires envers un proche défunt (B).
A) Une mise en œuvre extrêmement délicate de l’action en diffamation envers la mémoire des morts
Trois conditions doivent être réunies pour que l’action en diffamation envers la mémoire des morts puisse être mise en œuvre.
a) La qualité à agir : l’action en justice engagée par les « héritiers, époux ou légataires universels » du défunt
L’action en diffamation envers la mémoire des morts peut être engagée par les héritiers en ligne directe du défunt, ascendants et descendants. L’époux et les légataires universels, désignés par le testament du défunt, sont également recevables dans leur action.
Néanmoins, il semblerait que cette liste soit strictement limitative, excluant par exemple la qualité de gendre[6]. Ainsi, s’il n’est pas nécessaire que l’héritier soit formellement désigné[7], seul a qualité pour agir, dans la mesure où il n’a pas renoncé à la succession de son auteur, le descendant encore vivant de la personne diffamée justifiant de sa qualité d’héritier[8]. Il appartient donc à la personne qui entend se prévaloir des dispositions de l’article 34, alinéa 1er, d’établir, par tous moyens, sa qualité d’héritier[9].
En conséquence, « les fondations ou diverses associations dédiées au défunt et créées post-mortem sont a priori également écartées du champ d’application de l’article 34 de la loi de 1881 »[10].
b) L’intérêt à agir : l’atteinte personnelle des héritiers à leur honneur ou considération dans les propos diffamatoires envers le défunt
Au sens de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881, il est nécessaire que les héritiers se soient vus personnellement atteints dans les propos diffamatoires rapportés.
Ainsi, à l’instar du délit de diffamation classique, il est nécessaire que les héritiers qui se proclament victimes des propos diffamatoires soient clairement identifiés et identifiables.
En pratique, cette condition est difficile à prouver et est généralement celle qui fait défaut.
Pour s’en convaincre, il est intéressant de voir que la Cour d’Appel de Paris, par son arrêt en date du 6 juin 2002, a rejeté l’action engagée par des parents proches du défunts qui n’étaient pas directement visés par les propos litigieux au motif que « seule la personne visée par l’atteinte à l’honneur peut valablement saisir la juridiction compétente : aucun des parents, mêmes proches, ne peut se prévaloir d’une solidarité familiale ».[11]
c) La preuve de l’intention réelle de nuire aux héritiers du défunt dans les propos diffamatoires
Cette dernière condition, et non des moindres, oblige l’héritier, même identifié dans les propos diffamatoires, à caractériser l’intention de nuire de l’auteur.
Ainsi, il est nécessaire que le mis en cause ait eu l’intention de nuire audit héritier et d’en rapporter la preuve.
L’arrêt en date du 10 octobre 2002 en est une parfaite illustration[12]. Une action sur le fondement de l’article 34 de la loi de 1881 a été engagée par l’épouse, veuve, et les héritiers d’un médecin contre une association ayant publié un article qualifiant le défunt « d’antisémite, antimaçonnique, homophobe et anti-IVG » aux motifs que si sa fille « est nommée dans le dernier alinéa de l’article relatif aux activités des membres de la famille, les propos qui lui sont consacrés se bornent à faire état de ses fonctions au cabinet de ministre de la Solidarité entre les générations, puis au Fonds d’action sociale ; que ces propos ne traduisent ainsi aucune volonté particulière de nuire à cette personne ; que les autres membres de la famille sont évoqués uniquement comme fondateurs d’une association des amis du médecin ; que l’article ne contient aucune mention susceptible de traduire une volonté de porter atteinte aux enfants ou à la veuve du médecin qui était seul visé par les qualificatifs estimés diffamatoires par les plaignants ».[13]
Au même titre, l’action en diffamation envers la mémoire des morts engagée par un héritier a été jugée irrecevable en ce que « l’auteur de l’article n’a manifestement pas eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, l’article litigieux trouvant sa seule justification dans une recherche de sensationnalisme obéissant à des fins bassement commerciales »[14].
Il est donc important de comprendre quelle a été l’intention de l’auteur lorsqu’il a affirmé les propos litigieux. L’exercice paraît périlleux pour la victime qui pourra se voir déboutée à chaque fois que l’auteur sera en mesure de rapporter la preuve qu’il n’avait pas pour intention de lui nuire.
Ce faisant, l’auteur de la diffamation dirigée contre la mémoire du défunt se voit conférer une « quasi-immunité » résultant directement de la rédaction même de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 et de son interprétation jurisprudentielle stricte.
En conséquence, bien des actions en diffamation envers la mémoire des morts n’aboutissent pas en raison de la difficulté à réunir ces trois conditions de recevabilité.
Pour illustrer celles qui ont pu aboutir, il est possible de citer la mise en cause d’un journaliste qui, par ses propos envers le défunt, discréditait directement les travaux et réflexions menées par le fils de ce dernier[15]. Il semblerait ainsi que l’intention de nuire doive ressortir explicitement des propos. La maitrise des subtilités de la langue par les journalistes leur permettrait ainsi de se dégager de toute responsabilité qui pourrait être engagée par les héritiers du défunt…
Par ailleurs, la Cour de cassation semble prendre en considération aussi bien la notion de temps que le contexte lors desquels les propos litigieux ont été formulés.
En effet, il a été jugé que « ne donne pas de base légale à sa décision la cour d’appel qui, saisie d’une diffamation envers la mémoire des morts prévue par l’article 34 de la loi sur la presse, fonde l’absence d’intention de nuire à l’honneur ou à la considération des héritiers sur les seuls éléments extrinsèques au contexte, de surcroît antérieurs de trois années aux déclarations litigieuses. »[16] En l’espèce, la Cour d’Appel affirmait que les propos litigieux devaient être appréciés au regard de l’ouvrage de l’auteur, qu’il avait publié trois années auparavant et qui présentait la fille du défunt « sous un jour très favorable. »
d) Une prescription spéciale et dérogatoire particulièrement corute en matière de délit de presse
L’Article 65 de la loi du 29 juillet 1881 dispose :
« L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait (…) »
La prescription spéciale en matière de délit de presse est donc nettement plus courte que celle prévue en droit civil, qui est de cinq ans ou encore que celle qui existe en droit pénal général, qui est de six ans pour les délits.
En conséquence, elle est encore une difficulté supplémentaire pour le requérant à l’action en diffamation envers la mémoire des morts.
En ce sens, la Cour de cassation a considéré « qu’une cour d’appel, qui constate que la cause du dommage subi par des plaignants résidait dans la publication d’un article diffamatoire envers eux, et un de leurs auteurs décédé, fait à bon droit application de la prescription spéciale prévue par l’art. 65 de la loi du 29 juill. 1881, bien que les parties eussent fondé leur action en dommages-intérêts sur l’art. 1382 c. civ, dès lors que les éléments de la diffamation publique envers des particuliers et envers la mémoire d’un mort se trouvaient réunis, et que la publication incriminée était interdite par l’art. 38 de la loi du 29 juill. 1881 ».[17]
B) Le droit de réponse, faculté de faire entendre sa vérité en palliatif à la condamnation par les juridictions répressives ou civiles de l’auteur des propos
L’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 en son alinéa 2 prévoit un droit de réponse pour les héritiers, prévu à l’article 13 de cette même loi et cela que « les auteurs des diffamations ou injures aient eu ou non l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants ».
Concernant la teneur de la réponse publiée par les héritiers, celle-ci peut-être aussi vive que les propos litigieux tenus par le journaliste en question :
« Ne saurait être considéré comme portant atteinte à l’honneur du journaliste une réponse dont les termes ne dépassent pas en gravité et en vivacité ceux de l’article auquel il est répondu ».[18]
Cependant, ce type de réparation connait des limites, qui ont été soulevées par la jurisprudence à maintes reprises :
« Le droit de réponse instauré par l’article 34 alinéa 2 de la loi de 1881 n’est pas ouvert aux héritiers d’une personne diffamée ou injuriée dans un livre, puisqu’au terme de l’article 13 de la même loi, auquel renvoie l’article 34, ce droit de réponse n’existe que pour les journaux et écrits périodiques », et que, d’autre part, « le droit de réponse prévu par l’article 34 alinéa 2 de la loi de 1881 ne peut être assimilé à un recours effectif devant un tribunal, dès lors qu’il ne permet que l’exposé de la thèse des héritiers, sans que soit reconnu le bien-fondé de celle-ci par une juridiction, ni que soient réparées par des dommages-intérêts ou par la publication de la condamnation, les conséquences des abus commis par l’auteur des propos »[19]
Concernant la diffamation exercée sur d’autre supports médias, tels que la radio, la télévision et internet, la loi du 7 Août 1974 relative à la radiodiffusion et à la télévision[20] ainsi que la loi pour la confiance dans l’économie numérique en date du 21 janvier 2004, définissent également le cadre formel du droit de réponse dont la publication et la diffusion ne sont jamais automatiques et sont là encore soumises à des conditions légales strictes.
En réalité, même si le droit de réponse ne peut être considéré en soi comme une réparation pour les héritiers, il constitue néanmoins une possibilité pour ces derniers de faire entendre leur vérité et de répondre aux propos qui portent atteinte à leur honneur ou à leur considération.
L ‘action fondée sur la responsabilité civile délictuelle pourrait donc parfois être considérée comme l’unique recours pour les héritiers de voir réparer le préjudice subi lorsque des propos diffamatoires ont été tenus envers un proche défunt. Cependant, la Cour de cassation, par d’importants arrêts, a réduit à néant cette possibilité, amplifiant la difficulté d’agir en justice dans ce domaine.
II. Cadre juridique de la responsabilité délictuelle de l’article 1240 du code civil
L ‘article 1240 du code civil dispose :
« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Lorsqu’il n’est pas envisageable d’engager une action sur le fondement de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 (en raison de toit ce qui a été indiqué supra –donc en pratique très souvent-), l’action en responsabilité sur le fondement article 1240 du code civil apparaît comme l’unique moyen pour les héritiers d’obtenir réparation. Il est important de souligner que cette action n’est pas subsidiaire, elle devra se distinguer très nettement de l’action en diffamation de la loi de la presse. Autrement dit, elle ne saurait en rien pallier l’irrecevabilité de l’action en diffamation. Il est alors primordial que le fait générateur — la faute — soit distinct de la diffamation, afin d’éviter toute requalification de leur action par les juges du fond.
Sur le fondement de l’article 1240 du code civil, au sens de la jurisprudence, la faute est celle des trois conditions qui sera la plus difficile à prouver pour de mettre en œuvre la responsabilité civile délictuelle (A) de l’auteur, puisqu’elle est interprétée de manière très restrictive par la Cour de cassation (B).
A) Les conditions de mise en œuvre de la responsabilité civile délictuelle
En droit français, les conditions de mise en œuvre de la responsabilité civile délictuelle sont au nombre de trois : il est nécessaire de démontrer l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Contrairement à ce que prévoit l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881, toute personne peut agir en justice sur le fondement de l’article 1240 du code civil, à condition qu’elle ait qualité et intérêt à agir.
Cette action n’est donc pas réservée aux seuls héritiers mais semble donc plus largement ouverte en ce qu’elle permet à un certain nombre de « victimes par ricochet » d’agir en justice.
Par ailleurs, le délai de prescription en matière de responsabilité civile est régi par l’article 2224 du code civil qui dispose que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. »
A la lecture de ce qui précède, il est donc en théorie beaucoup plus aisé d’agir en justice sur ce fondement que sur celui de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881.
Toutefois, si le préjudice n’est en général pas difficile à prouver — celui-ci étant quasi-exclusivement moral — la faute est quant à elle beaucoup moins aisée à démontrer et a suscité de nombreuses controverses.
En effet, la faute invoquée par les héritiers trouvait, généralement, son fondement dans « l’abus de la liberté d’expression ». Ainsi, était régulièrement invoqué le manquement professionnel fautif du journaliste, notion qui regroupait notamment la négligence dans la vérification des informations ou la diffusion de fausses informations.
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 6 mars 1998 en est une bonne illustration :
« L’écrivain ou l’historien qui relate des faits inexacts sur la vie privée d’une personne décédée engage sa responsabilité envers les parents de celle-ci lorsque la publication ainsi effectuée leur cause un préjudice ; il en est ainsi lorsqu’une information affirme d’une manière inexacte qu’un chanteur était franc-maçon ;
La publication d’une telle information, sur la vie privée d’un chanteur décédé qui a, de son vivant, toujours proclamé publiquement son attachement à la liberté, à l’indépendance à l’égard de toute institution, à la critique générale de toute obédience et à une certaine forme d’anarchie cause un préjudice moral important à sa veuve et à ses enfants ;
Elle est de nature à remettre en question l’intégrité intellectuelle ainsi que le sens et la portée de l’ensemble de la pensée de cet artiste, et à conduire ses admirateurs à se détourner de la mémoire de celui qui aurait mené une vie privée en contradiction avec ses prises de positions publiques, ce qui cause un dommage moral à raison de la souffrance engendrée par la dévalorisation de la personne de leur défunt époux et père, ainsi que de la suspicion quant à la sincérité de celui-ci ;
La publication d’une information inexacte sur la vie privée de cet artiste cause un préjudice moral à ses héritiers, qui doit être réparé sur le fondement de l’art. 1382 c. civ. »[21]
Toutefois, la frontière entre la faute professionnelle et la diffamation imputée au journaliste se révèle ténue et difficile à appréhender.
De ce fait, l’abus de la liberté d’expression se distingue difficilement de la diffamation à proprement parler.
Au fil de sa jurisprudence, la Cour de cassation a pourtant instauré comme condition sine qua non l’obligation pour les héritiers souhaitant obtenir réparation sur le fondement de l’article 1240 du code civil, de démontrer l’existence d’une faute civile indépendante de l’incrimination de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881.
Ainsi, il est désormais nécessaire que les héritiers fassent abstraction des atteintes portées à l’honneur ou à la considération du défunt lorsqu’ils exposent leur demande auprès du juge civil. A défaut, leur action sera jugée irrecevable.
B) Une application jurisprudentielle restreinte
L’action en justice fondée sur l’article 1240 du code civil afin de préserver la mémoire des défunts est d’application incertaine et sujette, très souvent, à une requalification par les juges du fond si le fait générateur de la faute civile ne se dissocie pas clairement de la diffamation.
En effet, lorsque l’on étudie de façon approfondie la jurisprudence française, force est de constater que les fautes soulevées par les héritiers sont souvent très proches de la diffamation et la requalification par le juge est quasi-automatique.
Pour s’en convaincre, la lecture de deux arrêts fondateurs en la matière rendus par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation en date du 12 juillet 2000[22] suffit.
L’une des espèces est très explicite. Les propos litigieux émanaient d’un article de presse intitulé « Le cas [défunt] : On ne badine pas avec la mort ». Les parents du défunt ont agi en justice sur le fondement de l’article 1240 du code civil[23] estimant que « certains passages de cet article fautifs comme portant à l’encontre de leur fils décédé des accusations accréditant dans l’esprit des lecteurs l’idée qu’il était un individu dépourvu de toute conscience morale, responsable de la mort survenue ou à venir de plusieurs victimes par transmission du virus du SIDA ».
L‘Assemblée Plénière de la Cour de cassation a retenu que le « manquement [du journaliste] à l’obligation faite au journaliste de vérifier ses informations, ne constitue pas à la vérité une faute distincte de l’imputation diffamatoire litigieuse, et en tout cas sanctionnable à titre autonome […] Aucune faute civile, indépendante de la diffamation, ne pouvant être retenue à l’encontre [du journaliste], la demande d’indemnisation des [parents] sera rejetée »
Ainsi, par cet arrêt, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a explicitement refusé le droit des héritiers d’agir en justice sur le fondement de l’article 1240 du code civil en cas d’atteinte — « uniquement » — à la mémoire de leur proche défunt.
Un arrêt plus récent de la Cour de cassation montre également à quel point « l’abus de la liberté d’expression » — autrefois plus largement accepté — est désormais interprété de façon restrictive et réservé aux seules infractions de la loi du 29 juillet 1881 en ce qu’il a jugé que :
« Les abus de la liberté d’expression ne pouvant être réprimés, que par la loi du 29 juillet 1881, viole l’article 29 de cette loi la cour d’appel qui statue sur l’action fondée sur l’article 1382 du code civil, intentée par un élu contre l’auteur d’un blog le dénigrant ».[24]
De toute évidence, ces décisions se situent dans la même lignée que la jurisprudence en droit de la presse, qui refuse toute action sur le fondement de l’article 1240 (ancien 1382) du code civil, en l’absence de faute indépendante de celles prévues par la loi du 29 juillet 1881[25].
Par ailleurs, il convient de rappeler la pratique de la Cour de cassation qui fait une application stricte du principe selon lequel « les règles spéciales dérogent aux règles générales » en affirmant la primauté — systématique — de la loi spéciale du 29 juillet 1881 sur les règles de responsabilité civile.
Les règles et le régime de droit commun semblent donc définitivement exclus pour sanctionner les infractions de presse et donc les diffamations envers la mémoire des défunts.
En conclusion, il apparait qu’il est, en France également, extrêmement compliqué de se défendre en cas de diffamation envers un proche défunt, le respect de la mémoire des morts semblant s’effacer derrière les impératifs de protection de la liberté de la presse. Ainsi, très souvent, seul le droit de réponse permettra à la famille de réhabiliter la mémoire de l’être cher disparu, sans pouvoir interdire la publication ni être indemnisé pour le préjudice subi.
En cherchant bien, pour se défendre, le seul moyen de voir son action recevable au civil serait peut-être de dire –et donc quelque part d’admettre- que les propos incriminés sont vrais pour être en mesure de les attaquer sur le terrain de la protection de l’intimité de la vie privée (protégée par l’article 9 du code civil). Cette manière de procéder, problématique en ce qu’elle empêcherait le requérant de contester la réalité des allégations, serait alors une manière, en contournant les garanties procédurales de la loi sur la presse de 1881, de voir supprimés les propos litigieux et de voir son préjudice réparé, même si parfois, ne pas contester les propos diffamants semblera insupportable au demandeur.
Cela étant dit, l’on peut en déduire qu’en droit français aussi, la liberté d’expression prime bien souvent sur d’autres libertés et serait ainsi considérée comme un sanctuaire, conférant malheureusement une quasi-immunité des auteurs de propos diffamatoires.
[1] Article 9 du code civil
[2] Article 9–1 du code civil
[3] Article 1240 du code civil
[4] Ancien article 1382 du code civil.
[5] « Ecrits et propos racistes », Professeur Patrick Auvret, Juris-classeurs Communication, Fascicule n°3150, n°37, 01/08/1997.
[6] Cass, crim. 22 mars 1960, Bull. crim. no 161, D. 1960. 689
[7] Cass, crim. 28 févr. 1956, Bull. crim. no 206
[8] Grenoble, 28 juin 1996, D. 1996. IR 193
[9] Diffamation envers la mémoire d’un mort : preuve de la qualité d’héritier — S. Lavric — 17 juin 2011
[10] Les diffamations et injures envers la mémoire des morts, Perspectives d’évolution de l’article 34 de la loi du 29 juin 1881, Catherine Chamagne . Légicom 2002/3 (N°28)
[11] Cour d’appel de Paris, 6 juin 2002, Consorts Chamy c/ Le Parisien
[12] Les diffamations et injures envers la mémoire des morts, Perspectives d’évolution de l’article 34 de la loi du 29 juin 1881, Catherine Chamagne . Légicom 2002/3 (N°28)
[13] Cass. 2e chbre civile, 10 octobre 2002, B. c/M.
[14] TGI Nanterre, 24 avril 2001, Ch. Epouse Villemin
[15] TGI Paris, 3 juillet 1996, Légipresse n°142–1
[16] Cass, crim 21 juin 2005, n° 04–84.974
[17] Diffamation envers la mémoire d’un mort : application de la prescription spéciale de la loi sur la presse — Cass, 2e chbre civ. 6 mai 1999 — D. 2000. 406
[18] Cass, chbre crim. 14 juin 1972, Bull. Crim n°205
[19] TGI Paris,17e chbre, 16 novembre 2000, Consorts Breyer
[20] Modifié par l’Ordonnance n°2017–80 du 26 janvier 2017
[21] Cour d’appel de Paris, 1re chbre. B, 06/03/1998
[22] Cass. Assemblée Plénière, 12 juillet 2000, Pourvoi n’°98–11.155
[23] Ancien article 1382 du code civil
[24] Cass. 1er chbre civile, 6 octobre 2011
[25] Voir notamment : Cass. 2e chbre civile, 8 mars 2001 pourvoi n°98–17.574 au sujet des abus de la liberté d’expression.